
La Terre n’est pas une boutique : pas de réassorts incessants en beaux rubis, diamants, émeraudes et saphirs. Les mines s’épuisent et se raréfient. Ce qui incite les joailliers à se tourner vers des spécimens moins connus, à leur tour menacés de pénurie.
Avant de présenter les bijoux de sa collection pour la Biennale des antiquaires de Paris, Cartier a communiqué sur une dizaine de pierres, non montées.
« Nous souhaitions mettre en valeur la qualité de ces gemmes », explique Pierre Rainero, directeur du Patrimoine et de la Création de la maison. Parmi elles, un saphir du Cachemire de 29 carats d’un bleu typique intense bleuet, un diamant de type Golconde faisant partie des 1% les plus purs ou encore un rubis pourpre de 10 carats extrait de la mythique vallée birmane de Mogok, décrite dans un roman de Joseph Kessel. Le nec le plus ultra en la matière.
« Les pierres d’exception se raréfient, car les mines s’épuisent et on n’en découvre plus de nouvelles », explique le négociant Mathieu Tarin. Les légendaires old mines comme Mogok et Golconde, en Inde, ou Muzo, en Colombie, sont taries depuis bien longtemps et on n’a jamais vraiment trouvé d’équivalent. Les diamants d’un beau rose intense proviennent pour l’instant d’un seul lieu : Argyle, en Australie. « Parallèlement, la demande en Chine explose et la place Vendôme, garante de l’excellence française, n’utilise que les plus belles pierres naturelles, ni traitées ni chauffées », continue Mathieu Tharin. Résultat : les prix flambent.
« Globalement, leurs prix ont été multipliés par dix en vingt ans », explique un négociant parisien.
Ceux du saphir du Cachemire auraient triplé en trois ans. Et, dans les ventes aux enchères, les diamants de couleur battent des records : en 2013, chez Sotheby’s, le Pink Star, fancy de 59,60 carats, et le Graff, vivid yellow de 100,09 carats, ont été adjugés respectivement, 61,65 millions et 11,9 millions d’euros.
Cette folie pour les quatre précieuses (rubis, diamant, saphir, émeraude) amène les joailliers à travailler de nouvelles pierres, qualifiées de fines, jusque-là moins chères et souvent moins connues.
Ils s’inscrivent dans le sillage de Van Cleef & Arpels qui, en 2005, a lancé la collection « Pierres de caractère » mettant en avant les charmes, « au-delà des critères objectifs de pureté, de couleur ou de poids », de l’opale de feu, de la tourmaline melon d’eau ou encore des grenats mandarin et spessartite.
Mais rendons à César… en France, Marie-Hélène de Taillac fut l’une des premières à privilégier et à mélanger les pierres fines colorées comme les tourmalines, péridots, morganite et autres topazes. C’est surtout Victoire de Castellane qui, en arrivant chez Dior en 1999, a changé la donne : elle place une citrine jaune, une morganite rose pâle ou une améthyste violette, hypertrophiée de 60 carats, au centre de la création.
Il fallait oser, car ces pierres juxtaposées à des diamants et à des émeraudes ne coûtent quasiment rien, parfois aux environs de 15 euros le carat. Elle sculpte aussi de la sugilite mauve en tête de mort. Elle redonne ses lettres de noblesse à l’opale aux reflets kaléidoscopiques, qui a la réputation de porter malheur…Et voilà que les prix s’envolent tout comme ceux de l’opale blanche (cacholong), utilisée par Chanel pour sculpter son camélia.
Mais l’exemple le plus stupéfiant est celui de Fawaz Gruosi pour de Grisogono qui, en 1999, réalise une collection en diamants noirs. Grâce à un discours bien rodé pour clientes richissimes, il lance une véritable mode au grand dam des puristes qui considèrent que ce diamant ne vaut rien, la couleur n’étant due qu’à des inclusions.
« Ce sont aujourd’hui les grands joailliers qui font la cote d’une pierre, comme les galeristes font celle d’un artiste », constate Mathieu Tharin. La tourmaline Paraïba d’un bleu turquoise fluorescent, découverte à la fin des années 1980 dans l’État éponyme du Brésil, est également devenue très convoitée, d’autant que la mine est, elle aussi, épuisée.
Certaines deviennent intouchables. Le cristal de roche fait fureur, on ne l’a jamais autant vu que sculpté en lion chez Chanel ou travaillé en contraste opaque-brillant chez Boucheron et Chaumet.
Le spinelle connaît un engouement sans précédent, entre autres grâce à Louis Vuitton qui l’a placé au centre d’une de ses collections. « Il a une grande capacité de diffusion de la lumière, précise le négociant François Garaude, à la tête d’un stock unique, également mis à profit pour sa propre marque. Il s’avère donc idéal pour remplacer une pierre de centre, à l’image du rubis de plus de 10 carats, devenu introuvable. D’ailleurs, sur les couronnes impériales, les progrès de la recherche ont permis de découvrir que la plupart des rubis étaient en fait des spinelles… » En plus, il offre un large Colorama d’une quarantaine de nuances.

Ce qui a donné des idées à De Beers : à plusieurs reprises, cette marque, née en 2002, a mis en avant le Millenium Star, un diamant poire découvert au temps où De Beers était le premier producteur de diamants de la planète.

Les pierres sont théoriquement classées en trois catégories.
La première est celle des quatre précieuses, le diamant, le rubis, l’émeraude et le saphir.
La deuxième est celle des fines, quelque 150, parmi lesquelles l’améthyste, l’aigue-marine, la topaze, la tanzanite, la citrine, le péridot, etc.
La troisième est celle des ornementales, souvent opaques, comme l’opale, le jade, la cornaline, etc. Cette classification basée sur la rareté et la dureté ne fait pas l’unanimité et elle est régulièrement remise en question.
D’ailleurs, en 2002, un décret a substitué le terme « pierre fine » à celui de « pierre semi-précieuse », trop synonyme d’« à moitié belle ».
Chez Dior, on aime à dire que Victoire de Castellane y est pour beaucoup.
Dans chaque catégorie, toutes les pierres ne se valent pas : entrent en compte l’intensité de leur couleur, leur transparence, leur taille et leur poids. Un diamant fancy vivid yellow ou vivid pink, autrement dit jaune ou rose très intense, n’a rien à voir avec un diamant brun ou icy, très ordinaire.
Et ce dernier a beau être un diamant, son prix est bien plus modeste que celui de belles tanzanites ou opales d’Australie. Selon certains professionnels, cette classification devrait donc encore évoluer.
Dans l’histoire du bijou, les pierres de couleur sont particulièrement mises en valeur au cours les années 1920 et 1970 (réinterprétées les unes et les autres dans les dernières collections de Chanel et Piaget).
Dans les années 1920, sous l’influence des Ballets russes, les joailliers réalisent des bijoux grâce à des imbrications géométriques de jade vert, de cornaline orange ou encore de variations d’émeraudes, de saphirs et de rubis. Cartier y excelle, tout comme des créateurs comme Gérard Sandoz ou Jean Dunand.
Dans les années 1970, l’utilisation des pierres colorées et, de préférence, ornementales, c’est-à-dire opaques et qui ne réfractent pas la lumière, correspond à une nouvelle conception du bijou précieux.
Plus portable et inspiré par l’exotisme, il se décline dans des mélanges de malachite, oeil-de-tigre, turquoises et lapis-lazuli bleu électrique, avec quelques émeraudes et diamants en contrepoint lumineux.
Les plus belles pièces sont incontestablement celles de Bvlgari et Piaget. A contrario, il y eut aussi des périodes où ce fut la mode des diamants blancs, comme dans les années 1900 avec le style Guirlande. Les montures légères en platine figurent alors des bouquets de fleurs, des noeuds aériens en dentelle, des couronnes de feuilles immaculées.
Certains créateurs surfent sur la tendance et se mettent à proposer des spécimens rares pour monter en gamme et se faire un nom dans la haute joaillerie, comme Messika avec son diamant coussin jaune de 60 carats, mais ceux qui se concentrent exclusivement sur les bijoux accessibles se font du souci…
Emmanuelle Zysman, adepte depuis longtemps de la chrysoprase, constate son attrait grandissant auprès des marques internationales comme Fred ou Pomellato. Quant à l’agate prisée par Marc Auclert, la géode par Kimberly McDonald et la spectrolite par Monique Péan, elles ne sont pas encore place Vendôme, mais demain?
Rappelons que c’est grâce à ces spécimens oubliés, que Jean Vendome, considéré comme le père du bijou contemporain, s’est fait connaître : en 1960, comme il ne pouvait s’offrir des pierres parfaitement pures « celles où le regard passe du dessous au-dessus sans que l’oeil rencontre une impression vivante », il se tourne alors vers les pierres à défauts à prix cassés, comme le quartz à aiguilles de rutile, le quartz fantôme où le cristal se duplique à l’infini, ou encore la tourmaline remplie de givres.
PAR SANDRINE MERLE
Pour lire l’article sur le site des Échos : http://www.lesechos.fr/week-end/styles/0203909963036-menace-sur-les-pierres-precieuses-1062073.php
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